Hier matin il a fallu faire une
fiche scolaire pour gagner un peu d'argent. Puis s'occuper du
« courrier ». Émilie voulait aller piazza Hortis pour
trouver des légumes frais. Il y avait les livres, des fleurs, des
babioles, mais pas de fruits. La Mondadori n'est pas très
intéressante, mais j'y ai encore découvert de nouveaux livres sur
Trieste, de nouveaux auteurs, de nouveaux poètes. Il faudrait noter
tout cela, traduire un peu, publier.
Petit tour de l'Emeroteca,
toujours sur la place, et glanage des revues disponibles.
Après avoir écrit et travaillé,
nous sommes repartis pour un vernissage dans un bar-librairie (où il
n'y a presque pas de livres – ou alors à l'étage?) qui s'appelle
« Knulp ». Dans la vieille ville. C'est par là-bas que
nous avions à l'origine prévu d'habiter, avec Kseniya et Francesco,
sur les hauteurs, via San Vito. Le quartier est sympathique, jeune,
dynamique. En vogue. Comme la ville est aisée, cette jeunesse
alternative est aisée elle aussi. Ça parade, ce n'est pas méchant,
passablement snob, mais acceptable comparé à Bushwick ou
Shoreditch.
Aujourd'hui, deux heures chez un
bouquiniste près de Knulp : un euro – ou cinquante centimes –
par livre. Ça s'entasse en colonnes, les colonnes s'accumulent en
profondeur... Je cherche avant tout des livres de Triestines :
la littérature est masculine parce qu'on ne prête attention qu'aux
hommes. Il faut encore faire un petit effort avant de ne plus avoir,
peut-être un jour, à en faire. L'équation reste problématique :
la presque totalité de ce qui est publié est mauvais ; la
grande majorité de ce qui est publié est écrit par des hommes ;
donc il est difficile de trouver des écrits féminins
intéressants. Beaucoup de poésie religieuse, – chez tout le
monde. Et Dieu par-ci et Jésus par-là. Porcodio ! Aucun
intérêt. De la soupe à l'eau. Un certain goût pour le vers
cours : ce sont des effets dramatiques à bas prix. Des dizaines
et des dizaines de livres, des centaines, sûrement des milliers et
tout cela, il aurait peut-être fallu le préciser dès le début,
autour de Trieste !
À se demander s'il y a encore un
intérêt à inscrire un projet littéraire dans Trieste. En France,
ce régionalisme (limité ici à la ville et sa campagne) est
inconnu. Tellement inconnu que ce serait révolutionnaire (en dehors
évidemment de relents conservateurs, et dans une volonté
d'ouverture) de l'entreprendre. Redéfinir un centre par ce qui lui
est le plus éloigné. Tisser des connexions (le texte est une
texture).
Mais, contrairement à ce que
j'imaginais, la littérature est encore bel et bien vivace
aujourd'hui à Trieste. Très locale, voire limitée à l'enceinte de
la ville, limitée aujourd'hui à des professeurs, à des
journalistes surtout, mais existante.
Autre remarque : le recul
nous permet aujourd'hui d'affirmer peut-être qu'il y a eu un âge
d'or du livre, et donc de la littérature (puisque la
littérature, telle qu'on la connaît, est informée par le
livre, son media), dans la deuxième moitié du XXe siècle. Des
années 50 jusque dans les années 90, avec sans doute un climax à
la fin des années 70 ou 80. Tout le monde écrit, tout le monde lit,
tout le monde publie. Une fois, un éditeur parisien me confiait
qu'il trouvait ses plus belles perles dans les catalogues de ces
années-là des grands éditeurs. Il y débusquait des livres qui
n'avaient pas marché, qui n'étaient plus réimprimés, que leur
échec commercial avait dévalué. Il rachetait les droits pour une
bouchée de pain, et relançait la machine, avec tous les rouages de
ses connaissances pour en faire un best-seller digne de ce qu'il en
pensait. Je ne suis qu'éditeur amateur, et même dilettante, et je
n'ai pas la patience – ni l'envie de m'assomer de tant de lectures.
La curiosité, persévérante comme l'appétit sexuel, s'apaise après
un effort plus ou moins long, plus ou moins béatifiant, pour
renaître plus tard. Je fouille et farfouille. Je manque faire
s'écrouler des colonnes entières sur d'autres colonnes, en domino,
en désastre de Babel. J'ouvre tout, je lis plusieurs vers, à
plusieurs endroits, je feuillette les titres, je jette parfois un
coup d’œil à la présentation de l'auteur.e. Un livre retient
cependant mon attention : Il Cavallo Blu. Paolo Alessi,
1992, Udine, Campanotto Editore. A priori, pas de Trieste. Le vers
est si court que nous touchons presque au minimalisme. Une recherche
rapide sur Internet n'a rien donné. J'ai aussi pris Amori e altre
cose di mare, de Mauro Lesti. Un vieux livre en français de
Judith Gautier, les traductions chez Lemerre d'Eschyle par Leconte de
Lisle, un livre sur le palazzo Tè à Mantova. Je vais passer
du temps ici...
Il y aurait presque une pollution
du tourisme littéraire... Mais croire cela serait peut-être saper
tout fondement à l'écriture de voyage (et il n'y a rien à croire à
part qu'on ne dit jamais vrai). Il faut repenser l'ensemble du
mouvement : les écrivains (et les éditeurs) ne pensent qu'à
leur petit succès, qu'à leurs petits livres, qu'à leur boutique.
Ils n'y conspirent pas, ils y font leurs comptes.
Il y a du vent. J'ai lu sur Il
Piccolo que c'était bora scura. La bora obscure. Est-ce
ce vent chaud, assez léger (on sait qu'il peut être terrible), qui
obscurcit le ciel ? Le bleu-gris devient bleu nuit.
Bientôt, il pleut un peu.